Quatre saisons pour Frédéric Khodja
biographie de l'auteur.e
Peintre depuis le début des années 70, Serge Fauchier a accompagné son travail de nombreux textes - réflexions sur sa peinture, sur l'histoire de la peinture de la préhistoire à nos jours et de poèmes. Beaucoup ont déjà été publiés en revue, dans des catalogues ou livres d'artiste. Les tableaux n'illustrent pas les textes et les textes ne commentent pas les tableaux : les uns et les autres creusent leurs voies en toute indépendance.
Mis la première fois en présence de ces peintures de Frédéric Khodja, je n’arrivais pas à établir distinctement ce que je voyais, ni à bien savoir où cela se passait, à savoir quel était l’objet de son travail. J’ai tout d’abord cru voir peintes des croisées de fenêtres derrière un rideau transparent, ou plutôt un rideau ou un écran translucide à l’envers duquel se projetait l’image d’une fenêtre, ses croisées et un paysage urbain de lumière…
Ou peut-être n’y avait-il pas de fenêtre, seules des ombres de croisées à la rectitude incertaine reflétées sur un écran mouvant, et toujours, baignant le tout, une lumière que je n’arrivais plus très bien à situer : derrière, devant ou émanant de l’écran ?
A mesure que je cherchais à identifier et à isoler les composants de l’œuvre, les écarts que es interprétations premières avaient établi entre eux allaient s’atténuant. La profondeur se réduisait, l’espace apparaissait contenu dans l’écran, la toile. L’épaisseur du représenté avait été absorbée, elle concordait désormais avec le support en un corps homogène de trame, d’huile et de lumière.
Déjà, à l’issue du Jugement dernier, l’Ange de Giotto repliait en la roulant sur elle-même, la pellicule de couleur. Il marquait ainsi le terme du récit et de sa figuration, en même temps était démonté et démontré le fragile mécanisme de l’illusion : tout cela n’avait été que toile peinte.
A l’issue de la modernité, alors que les espaces se sont multipliés, notre sens de la durée développé au point de faire cohabiter des temps à vitesses variables, la plus infime des choses, l’expérience la plus ténue s’avère contenir le monde au même titre que l’entreprise la plus gigantesque.
L’expérience picturale se situe de plus en plus en un fragile passage, un point où les choses semblent s’éloigner ou s’inverser pour laisser place à l’inouï, à ce qu’il état impossible d’envisager hors cet état de réversion, toujours recherché sans qu’il soit possible de prévoir à l’avance e moment de sa réalisation.
Les peintures, les dessins de Frédéric Khodja se placent sur cette limite même à l’orée de ce qui apparaît et se fond, ils naissent dans l’expérience de la mise en abîme de ce qui les motive pour laisser libre champ à la couleur.
Dès lors les mots s’absentent.
Lors d’une de nos premières rencontres devant ces peintures, Frédéric Khodja me parla des rideaux de matière plastique à lanières multicolores que les habitants des régions du Sud posaient, voici encore peu de temps dans les encadrements de leurs portes et fenêtres. Ces rideaux donc, outre le cliquetis bien particulier qu’ils produisaient, tamisaient la forte lumière d’été et empêchaient d’éventuels regards et insectes de pénétrer dans la maison. Ils filtraient en quelque sorte l’entrée du monde extérieur. Sous l’effet du vent, les lamelles bougeait et, à ces bandes de couleurs vives se mêlaient et dès lors des rais de lumière extérieure, voire des fragments mouvants du paysage, apparaissant et disparaissant au gré du souffle.
Une représentation singulière du monde se faisait par la fusion en un même espace, contenu dans l‘épaisseur de l’ouverture, d’un proche et d’un lointain.
Cette image du rideau alliée au jeu du vent semble un bon exemple pour approcher le travail de Frédéric Khodja. A savoir un désir de représentation que la volonté de l’artiste liée aux exigences de son époque, réprouve sous ses formes convenues, auxquelles se substitue un aller et retour continu entre des bribes qui subsistent de ces modes anciens et une couleur en expansion qui v se libérant des rets du dessin, toute vibrante de grains de lumière pour occuper l’ensemble de la vision et sans rien pour l’empêcher.
Il est des moments où les formes et les mots semblent s’épuiser au point de ne plus pouvoir recouvrir ce qu’ils étaient censés circonscrire et désigner. Là où le langage manque ou perd son efficience, c’est dans les vides et les silences, encore dans les failles qu’il faut chercher souffle et couleur. De même, quand le spectacle s’est généralisé, quand son seul but n’est plus que celui de se prendre pour objet en perpétuant les effets de sa propre clôture, il ne reste à certains, comme unique solution, que d’entrer en résistance, porter un regard narquois sur la comédie en donnant out leur poids aux gestes et à l’accomplissement des sens.
De dérisions en constructions s’échafaudent sites et plans que nous parcourons amusés, indifférents ou irrités. A être attentifs, une étrange familiarité s’en dégage, nous lie à eux et nous découvrons, surpris, que les aires qu’ils trament sont nos espaces, ceux qu’au revers de nos aveuglements nous occupions sans nous en rendre compte.
C’est au biais de ce jeu qu’il faut absorber la peinture de Frédéric Khodja. Ce dernier marque et se tient sur une lisière, un passage entre absence et présence, ce qui se reconnaît encore sous l’effet de dérision, s’absente au profit d’un autre.
Simple sensation, ombre fugace glissée aux périphéries du regard qui installera au gré d’expériences cent fois renouvelées et cent fois différentes, et sous l’égide salutaire du doute, les marches d’accès pour un art désormais dénué de conventions et de principes.
Serge Fauchier Octobre 1999