Exposition collective
Terrains de jeux
Terrains de jeux
Gaëlle Foray / Frédéric Khodja / Sylvie Sauvageon
La Maison du Terroir / Musée Marius Audin hors les murs / Beaujeu
Responsable scientifique des collections, Marie Haquet
Scénogaphie, Nicoles Franchot

Mettre en résonance les collections avec la création contemporaine, favoriser l’émergence d’un nouveau regard...
Autant de raisons pour lesquelles Gaëlle Foray, Frédéric Khodja et Sylvie Sauvageon ont été invités à dialoguer
avec les œuvres du Musée Marius Audin.
Trois artistes, trois regards, trois démarches artistiques pour une collection qui s’attache
à raconter une mémoire collective, liée à un territoire, à des objets, à des espaces vécus.

Les assemblages de Gaëlle Foray sont des récits qui explorent et interrogent nos pratiques culturelles, nos normes sociales, nos débats politiques.

Frédéric Khodja joue avec les images. Il souligne l’existence de nos représentations mentales individuelles, issues de souvenirs et d’impressions.

Sylvie Sauvageon collecte l’image du souvenir d’un instant vécu, d’une découverte, d’une rencontre, d’un objet, d’un paysage...
et en réalise une copie dans de minutieux dessins.

Expositions personnelles
Icilà
Galerie rue Antoine - 10 rue André Antoine, 75018 Paris
Chambre d'embarquement - 27 rue Véron, 75018 Paris
7 septembre / 5 octobre 2024

Tout est parti d’une archive de 1967 : un ensemble de diapositives sur la construction du périphérique parisien qui est aussi bien celui d’une destruction : celle de la Zone, bande de terre a priori inconstructible située en avant de l’enceinte de Thiers qui deviendra au XXe siècle un bidonville à ciel ouvert. A cette archive, s’en sont ajoutées d’autres : sites antiques d’Irak aujourd’hui pour la plupart détruits, photos de vacances d’une famille française dans les années 1970, couple de randonneurs à ski.
De cette matière composite, Frédéric Khodja en a tiré Icilà, une installation qui poursuit l’exploration de ses fictions géographiques en mettant en présence deux formes d’expression aux relations aussi houleuses que fécondes : d’un côté la peinture, de l’autre la photographie, ici des encres sur toile intitulées « paysages périphériques », là une succession de quatre-vingts « diaphanes », chacun créé par la juxtaposition de deux diapositives trouvées.
Ces collusions esthétiques, temporelles et géographiques ouvrent de nouvelles zones : à la galerie rue Antoine, un espace de contemplation pour les tableaux, jouant sur la capacité et le temps de l’œil à s’habituer à une vision toujours changeante, comme lorsqu’on cherche à voir à travers une vitre battue par le vent ou les essuie-glaces, oscillant entre composition et recomposition ; et à la Chambre d'embarquement, un espace de projection ouvert sur la rue et sur la chambre, inspiré des soirées diapo, où se brouillent les repères pour laisser affleurer des nappes de mémoire qui débordent le simple souvenir.

La série des fictions géographiques

Par Sébastien Ecorce, texte de commande pour l'exposition personnelle Icilà, Galerie Rue Antoine, Paris, (septembre-octobre 2024)
 , 2024
Ce travail édiorial s'appuie sur un ensemble de diapositives inventé projeté lors d'expositions.

biographie de l'auteur.e

Sébastien Ecorce, professeur de neurobiologie, Pitié Salpêtrière, co-responsable de la plateforme de financement de projets, bricoleurs de mots (poésie, critique), créateur graphique, pianiste. Publication de livres d’artistes avec les artistes Dado, Duvilier, Benrath, Barcelo, Alechinsky (ex. libris). Publication aux éditions Publie.net de « Lignes », (Michèle Dujardin, Sébastien Ecorce), de « Laborintus Vox » (chez Eeeoys éditions). Publication en diverses revues papiers ou numériques (Sitaudis, Poezibao, Diacritik, Libr-critique, le Passe-Muraille etc).

                                           

      La série des fictions géographiques, 2024

 

 

Si les intuitions n’avaient jamais existé, nous n’aurions jamais su que nous avions une. L’espace concret, sécable, tangible et réel aurait été tout ce qu'il y avait – la seule intuition qui nous était permise aurait été ce creux dans la fiction d’image ; et parce qu’elle fut peut-être la seule, elle aurait été incapable de se reconnaître comme une intuition.

 

 

Interroger l’image comme une « fiction géographique », ou la « fiction géographique » non pas « comme » mais dans l’image : sans même en occulter les remous, les reflets, ses parenthèses, ses spectres, sans même en éprouver « l'usure », les corps visibles qui se délient en vibration, la diffusion des perspectives aux caractères éphémères, la traduction des sources reprises, des forclusions et des ouvertures, et se laisser entraîner sous le tourbillon dynamique des images, à bouleverser la linéarité, les frontières entre genres, et où par-là même s'ébauche la projection graphique de ces « plans-tumultes » articulés, aux traits rapides, qui juxtaposent des images paradoxales, poreuses, en ces espaces dédiés à la matérialité d’une mémoire, de ses contrastes syncopés et indécis, une extension, une dérive à ne pas nommer, mais à « toucher » cet espace, cet espace propre, de la « trans-parition ». 

 

Le « battant » de la fiction dans l’image, glissant, la « frontière » mouvante et profonde de sa présence « dissipative » sur le fond d’une image stable, « stimulant/simulant » les brassages, les échanges, des espaces indépendants, ces phénomènes de frontières, de liminalités, de révélations des plans, de fictions, sont créateurs de paysage, « d’habitats » pour l’image, de « fictions géographiques », en ses fictions aussi « intimes », que, parfois, « géo-historiques », de « dé-compartimentage » des terres, des surfaces, des référents, des images, jouant sur leurs déterminations stables et instables, de leurs échos, contacts, transferts, à se partager le même espace. L’image étant une « synthèse » de fiction, de « déploiement » géographique. Des formes de l’échange et de conflit. De diversité des rythmes. 

 

La « fiction géographique » mise en regard avec le « réel » de sa fiction, en posant ou questionnant plutôt l’existence d’un « syncrétisme fictionnel » dans la « géo-graphie » même des images à partir de strates, de sources d’un brouillage référentiel.

 

Notons quelques caractéristiques qui se dégagent de cette série : 

 

. La juxtaposition : tel un puzzle, Khodja opère un « ré-agencement » territorial ; en ce sens, il relie dans la fiction des espaces connus non contigus dans la réalité.

. L’interpolation : un élément, un espace étranger est inséré dans un espace familier, ou entre des espaces familiers contigus.

. La surimpression : par un processus de fusion, des espaces réels, familiers, se télescopent dans la fiction, créant un nouvel espace qui ne possède pas de référent dans le monde réel.

. L’attribution erronée (ou « mésattribution ») : dans une « fiction d’image », on attribue ou on expérimente à un lieu réel des qualités, des caractéristiques qui appartiennent à d’autres lieux réels eux aussi « fictionnés » dans l’image.

. La transnomination : l’action se déroule dans un lieu « dont le référent est explicite (dénomination) avant de défaire le lien qui unit celui-ci à sa représentation même.

. L’anachorisme : ce processus correspond à une  localisation inappropriée dans l’espace.

. Le syncrétisme géographique : ce processus consiste en « un mélange, une fusion d’éléments géographiques (et historiques) différents, éloignés, disparates dans le référent d’un réel.

. L’extrapolation géographique : faute d’une connaissance géographique avérée, les éléments, formes, scènes, évoluent dans des espaces réels qui n’ont pas encore été parcourus, cartographiés. 

 

 

La fiction dans l’image et l’image dans la fiction, de l’autre côté du miroir, convoquant une géographie imaginaire (un imaginaire géographique), et une géographie essentiellement non pas tant imaginée que « fictionnée » (une imagination géographique). Il existe ainsi en ces séries, une « chaîne trajective » permettant aux images de développer un imaginaire géographique. Il ne s’agit ainsi pas de se localiser, que de se perdre en cette « trajectivité », le mouvement de la fiction géographique de l’image. C’est donc en ce sens que « trajection » et fiction peuvent être rapprochés.

 

On pourra sentir que ce n’est pas la « représentation » qui dévoile la structure de l’espace mais la « fiction » de représentation qui en assure le fonctionnement. Le regard pris dans sa propre fiction.

La « fiction géographique » relève du prédicat où l’espace est « discontinu »,  où chaque espace articule et revisite un « topos » et une « chôra », à faire disparaître tout axe de symétrie.

Force est de constater que les influences sont variées, composites, et qu’il s’opère comme un « kaléidoscope géographique ». Il ne s’agit pas de conceptualiser des rapports, lieux, sujet, fiction, mais d’en faire éprouver les sensations, les « témoins indiciels », là où l’espace dans l’image articule les « rapports spatio-temporels » qui ne sont pas naturellement mis en évidence par le « topos » du lieu considéré. 

Y aurait-il donc un principe « organisateur » de la « fiction géographique » ? Il parait risqué de répondre à cette question sans s’en poser au préalable d’autres, entre récit, fiction, image.

 

Inscrivons les ici, de manière incomplète : 

 

Espace / sujet : quel type d’imaginaire est mis en scène dans l’image ?

Sujet / fiction : à quel genre l’image se rattache-t-elle ?

Fiction / espace : quelle « rhétorique » spatiale principale ?

Fiction / sujet : avec quel schème principal s’articule la dynamique de la fiction d’image ?

 

Ce « syncrétisme » de la « fiction géographique » permet ainsi plusieurs orientations liées à l’imaginaire géographique. Ainsi, pourrions-nous évoquer ces deux aspects, géo-critique, géo-poétique, sans en rabattre les enjeux sur le cadre par trop « ortho-doxique » du récit, mais de la fiction d’image.

 

La « fiction géographique » n’est pas un miroir négatif de l’image, elle s’oriente de l’imaginaire géographique qui se déploie non pas circulairement mais par « transparessence », par détours, retours, autour d’un creux dans l’image. 

 

De la confluence « transparescente » des images, n’existe-t-il pas un « Orient » de l’image, de la couleur particulièrement, celui à se lever à « l’horizon mental » de l’artiste, hors de l’histoire, de son simple récit, mais toujours près des « mythes » fondateurs de l’image, un « Orient » qui se souviendrait des origines, des forces primitives, et non des formes qui en furent la conséquence. 

 

Fréderic Khodja n'oublie cependant pas « d'enfreindre » l’image pour que son absence s'étende et se reflète en sa « fiction ». Par ces « fictions géographiques », il pourrait presque dire : « je viens de l’écriture des images ». Non pas de l’écriture. Mais de l’écriture des images. En ce double processus « d’immersion », et de rendre « intelligible » ou sensible, le « désastre » des sources, ou la source des « désastres ». A reprendre la célèbre pensée de Kafka, «  non pas sortir hors du rang » des images, mais entre les images, à s’en faire le destinataire. Faire voir dans le fil de ces « fictions géographiques », la baignade des images, « l’atlas » intime des territoires de l’invention.

 

La question du « lieu », et de cette question épineuse quant à son « édification », dans les « fictions géographiques », feraient-elle place à celle « d’atmosphère », qui ne serait en ce sens pas opposée à celle « d’espace abstrait ». Il y va ainsi de ce film des « écoulements », de ne pas se laisser figer par la seule occupation. Nous sommes toujours dans la « trame » du mouvement, plus opératif qu’opératoire. Une image qui ne serait pas Dieu, et un Dieu qui ne serait pas image, mais cette « inconstance » à pouvoir la traverser, l’habiter, la partager en sa fiction. Faire du « superficiel » une puissance de conjugaison dans les « héritages » des « fictions géographiques ». Jouant avec les « typicités » du geste d’orner, de décorer, de composer, en dotant le « surfaciel » d’une profondeur « transparescente » contingente.

 

Laissons-nous muer par ces ornements à l’infinie variation, de la fine trame d’ornementation incoercible des « visions », de ces « fictions géographiques », en leurs transparences brouillées. Il ne peut s’agir de « décor convenant » que par cette production de « fiction géographique » qui l’habilite, non comme parure, ou accessoire, mais comme « action » d’image.

 

On y retiendra parmi tant d’autres possibilités, la coexistence et la synthèse de ces « images » qui donnent toute consistance à « l’espace » de ces « fictions géographiques », des « fantômes vestiges » qui battent comme réanimés une campagne sensible, ces « espèces d’espaces » d’adjonctions brumeuses, à la périphérie d’un abandon, dans leurs perspectives nouvelles. 

 

La « fiction géographique » pour établir des échelles de comparaisons internes qui doublent l’espace conjectural de l’image. Elle ne fait pas que  voyager d’une image savante vers une image profane (et son retour), elle se voit aussi vouée à « l’ouvert » des passages et des mutations dans leurs entreprises de lisibilités.

 

L’unité et la diversité : l’unité est toujours à trouver son principe d’unification, sans pour autant s’opposer aux forces de diversités nés du compartimentage des reliefs et de la variété des milieux « bio-géographiques», ce qui permet de raffiner les traits communs, les extensions, les coïncidences, les possibles, comme le déroulé d’un « tableau géographique », en sa « fiction ». Les déterminations stables et instables, la complémentarité des mouvements, des acteurs présents ou absents, la présence des contrastes, des continuités. La « fiction géographique » s’appuyant tout autant sur les « constances structurales », que de la dénomination « historiale », de ses échos, phénomènes de contacts, « écosystème » de l’image en sa fiction. Si la fiction peut être savante, elle est aussi rigide et fragile, incapable d’adaptation souple. Des exceptions sont certes à relever, grâce aux transferts d’une chaine d’images, d’une progression plus ou moins linéaire, de transfert proximal et lointain, résultant des mouvements de synthèses frontalières dans l’image.

 

C’est ainsi le risque même de « dispersion » qui permet de retrouver cette unité par la « synthèse », rapprochant la « fiction géographique » d’une invention spatiale qui questionne ses racines dans l’éloignement.

 

La « fiction géographique » serait là aussi, d’une certaine manière, pour « dépaysager » l’idée d’une « métaphysique » de l’image, de son plan « merveilleux », traditionnellement solidaire du mythe et de la religion. Une forme plus accomplie de dépaysement de l’insolite, de l’inattendu, et de l’étrange. Ce ne serait ainsi plus l’ordre de la séparation entre l’image « réelle » et  l’image « possible », puisque la fiction l’intègre, la synthétise, en une « réhabilitation » de la fiction géographique comme « vie de l’image ». « L’arrière-monde » n’étant plus mystique ou magique, puisqu’il est dans l’image, sa progression dans la fiction géographique. « L’arrière monde » dans la vie même de l’image. 

 

Ce n’est pas que l’image se dissout dans la « fiction géographique », à s’y faire lire autrement, ce serait davantage que la « fiction géographique » lui permet d’autres perspectives à demi parcourues, enfouies, qui tendaient à s’effriter, d’autres naissances dans le rapport même de l’image, de se perdre de plus en plus. Au risque de ne pouvoir emplir le vide qui se crée. Faire descendre « l’escalier » de la fiction en soi, le « sans-fin » d’une géographie.

 

Il est aussi une esthétique de l’image dans sa physiologie, avec cette idée qu’il n’y aurait pas de « fiction géographique » qui ne s’invagine dans une forme de « viscéral » de l’image, ne devant ses principales vertus à un ancrage dans la sensibilité et l’affectivité. C’est une histoire de « seuils » dans l’image, qui  permet d’entamer un trajet de « cérébralisation » et « d’extériorisation », non plus à vivre, mais à figurer une certaine expérience de « fiction géographique ». Il y aurait ainsi une sorte de « plasticité » de l’image qui participe d’une « gestualité biologique », élaborée et artialisée.

 

La « poussière » du temps comme « dépôts » non fossilisés dans l’image  susurre de rester au « ralenti », d’envisager cette « fiction géographique » comme une compagnie, un fantôme bien vivant qui pourrait s’ouvrir à la possibilité d’un « agencement » narratif, d’un récit discontinu des « espaces fragiles ».

 

« L’engramme » de l'image n’est donc pas immuable. La fiction n'est ainsi disponible que par la fonction de « transparition » qui lui est associée. Elle se modifie.

 

Dire que l’image est sans « syntaxe » ne pourrait convenir. Les « fictions géographiques » seraient plutôt de ce geste de plasticité, de composition, où chaque image « transparaît » dans une image autre, qui suspend le monde de l'image. Dans la « fiction géographique »,  l'image est non seulement à l'intersection du mouvement d'image,  mais elle est distributive par la « synthèse » qu'opère sa propre « transposition ».

 

Il semble que chaque image possède une « rétroduction » d’elle-même sur le discontinu  d’un temps « scellé » par la « fiction géographique ». Chaque image vibre légèrement, se confondant parfois, de manière fugitive, avec ces sources d’intégration. Les « fictions géographiques » toucheraient à une forme de saturation faible par « transparition ».

 

S’il peut y avoir « fixation », le mouvement n’est jamais aboli, puisqu’il y a toujours ce « flottement », ce « tremblement » imperceptible entre les images, hors de leur orbite, divaguant presque sans direction et sans ordre, à rendre toute prévision dérisoire. Ce n’est pas la dissemblance qui est visée mais le mouvement interne qui ébauche la « fiction géographique » dans la synthèse de ses relevés mémoriels, topo-graphiques, et topo-fictifs.

 

La « fiction géographique » peut-elle se détacher des « essences structurelles », et leurs statuts « invariants » et « pré-individuels », alors qu’elle semble viser davantage le changement discret, la genèse et le devenir, à soutenir les notions de « conversion » des structures connues et la genèse dynamique et vibrante de nouvelles images.

 

Il faudrait que la fiction rejoigne ce que l’image devine, et ce que le « rythme géographique » voudrait. C’est par ce mouvement de « synthèse » que la « fiction géographie » opère dans l’image.

 

Demeure une question qui traverse l’œuvre de F. Khodja : avons-nous inventé l’image, ou l’image nous a-t-elle inventé dans le seul but de faire tomber nos « corps-regards » dans les « fictions géographiques » ?

(…)

Sébastien Ecorce