Exposition collective
On n’est pas des fauves
Musée d'Art Moderne de Collioure
Villa Pams, 4 route de Port-Vendres 66190 Collioure
Tél. +33(04) 30 44 05 46 - contact@museecollioure.com

À travers un parcours dans les collections du musée, ce n’est pas l’histoire du fauvisme qui s’écrit mais celle de l’héritage laissé par Matisse et Derain à Collioure et de la façon dont les artistes s’en sont emparés, entre dévotion et iconoclasme

Artistes présentés :

François ALOUJES / François BERNADI / Max BIRRER / Charles CAMOIN / Dane CHANASE / Rolande DECHORAIN /
Gaspard MAILLOL / Sébastienne MARRE / Jacques MARTIN-FERRIERES / André MASSON / Mela MUTER / Juan NAVARRO RAMON / Léopold SURVAGE / TINE / VirgilioVALLMAJO / Jean CAPDEVILLE / Roger COSME-ESTEVE / Julien DESCOSSY / Pascal FANCONY Michel FOURQUET / Jean-Luc JEHAN / Frédéric KHODJA  / Henriette POUS-VIALLAT / Jaume ROCAMORA /
TC TEAM WORK (Tom CARR, Leonardo ESCODA, Pilar LANAU, Anna LLIMOS VIDAL, Gaietà MESTIERI et Carme MIQUEL) /
Muriel VALAT-B / Claude VIALLAT

 

 

 

 

 

 

 

Exposition collective
Terrains de jeux
Terrains de jeux
Gaëlle Foray / Frédéric Khodja / Sylvie Sauvageon
La Maison du Terroir / Musée Marius Audin hors les murs / Beaujeu
Responsable scientifique des collections, Marie Haquet
Scénogaphie, Nicoles Franchot

Mettre en résonance les collections avec la création contemporaine, favoriser l’émergence d’un nouveau regard...
Autant de raisons pour lesquelles Gaëlle Foray, Frédéric Khodja et Sylvie Sauvageon ont été invités à dialoguer
avec les œuvres du Musée Marius Audin.
Trois artistes, trois regards, trois démarches artistiques pour une collection qui s’attache
à raconter une mémoire collective, liée à un territoire, à des objets, à des espaces vécus.

Les assemblages de Gaëlle Foray sont des récits qui explorent et interrogent nos pratiques culturelles, nos normes sociales, nos débats politiques.

Frédéric Khodja joue avec les images. Il souligne l’existence de nos représentations mentales individuelles, issues de souvenirs et d’impressions.

Sylvie Sauvageon collecte l’image du souvenir d’un instant vécu, d’une découverte, d’une rencontre, d’un objet, d’un paysage...
et en réalise une copie dans de minutieux dessins.

Entretien autour de la perspective

Par Denis Cerclet et Frédéric Khodja, 2015 / 2016
Entretien entre Denis Cerclet et Frédéric Khodja, autour de la question de la perspective
Les lignes qui suivent sont extraites d'un entretien audio, retranscrit et réalisé en octobre 2015 et février 2016

biographie de l'auteur.e

Denis Cerclet  
Maître de conférences, HDR.
Faculté d'Anthropologie, de Sociologie et de Science politique Université Lumière - Lyon 2

Autour de la perspective

DC : Comment tu te situes par rapport à la perspective ?

FK : En ce moment, je ferme les yeux et je vois des images. Ce n’est pas la perspective qui construit l’image ; ce sont des plans, qui parfois sont décousus. Un peu comme si c’était un volume ... un mobile plutôt. Voilà, un mobile. Et comme ma pratique c’est le dessin, je vais être amené à fixer ces volumes, ces plans. Et là, je les fixe souvent par la perspective.

DC : Tu dis ils sont en mouvement et je les fixe par le dessin ?

FK : Ils sont en mouvement dans ma mémoire et quand je dessine, je les fixe. En ce moment, j’essaie de voir comment je peux les laisser mobiles.

DC : Et le regardeur ?

FK : J’ai fait une expérience l'été 2015 où j’ai travaillé sur des petits dessins géométriques. Des trames extrêmement ténues qui pourraient être des fragments d’un grand ensemble. Cinétique. Enfin le principe de travailler la mobilité optique. Que le regardeur voit avec cette sensation de mobilité. J’ai terminé une série de dessins vers midi et j’allais au repas dans une autre maison. Je suis parti avec mes dessins. On était huit ou neuf à table et j’ai demandé à chacun de prendre un dessin et de le placer devant le visage à l'aide des deux mains. Et j’ai photographié l’ensemble. Tu connais mon travail et tu sais que la géométrie m’intéresse beaucoup. Puis j’ai placé ces dessins dans la rue, dans le village où j’étais en vacances, sur un arbre, dans des situations de déplacement, des espaces qui contrecarraient le dessin et mettaient en jeu une autre perspective. J’emploie le terme perspective selon l’idée que l’on peut entendre le mot, que l’on peut l'utiliser de manière triviale : mettre les choses en perspective. Je les mets en perspective dans un espace où ils n’ont pas de destination. (silence)

DC : Avant de venir, j’avais l’idée que tu jouais avec la perspective dans certains dessins où l’organisation n’est pas fidèle à une géométrie euclidienne. On rentre dans des contorsions...

FK : Elle n’est absolument pas fidèle à la géométrie euclidienne. Elle utilise en apparence des éléments identifiables et elle la déprave puisque je joue aussi sur des espaces dans le dessin qui sont des espaces mentaux et des espaces intérieurs extérieurs

DC : Intérieurs extérieurs ?

FK : En même temps, intérieurs extérieurs.

DC : À quoi ?

FK : À l’espace. Nous sommes dans une pièce ici, il y a une fenêtre qui nous permet de voir l’extérieur, le lointain. Si je suis à l’extérieur, j’aurais la sensation inverse. Ce qui m’intéresse c’est d’arriver à faire une totalité, de prendre des éléments de l’extérieur, de les amener à l’intérieur et vice versa et là de faire un dessin.

DC : Tu parlais d’espaces mentaux : on peut imaginer que l’espace mental soit aussi à l’intérieur de l’espace extérieur.

FK : Absolument. Récemment, j’ai participé à une exposition aux Archives municipales de Lyon, invité par l'artiste Manuel Salvat. Exposition organisée en collaboration avec le centre de recherche en neurosciences de Lyon sur la question du rêve. Il y avait toute une partie consacrée aux recherches de Jouvet. Manuel Salvat est venu m’interroger, me demander quelle était ma relation au rêve. Je lui disais que dans le rêve, régulièrement je me trouvais dans des espaces intérieurs qui avaient l’air définis, voire définitifs et que circulant dans l’espace, ils se développaient au fur et à mesure de mon avancée. Nous sommes allés déjeuner et en rentrant du déjeuner il m’a interrogé. Je lui ai dit regarde, nous avons déjeuné dehors – c’était au printemps – et la porte du restaurant était mal fermée. Nous étions à l’extérieur et si certains devaient être gênés par cette porte ouverte cela aurait dû être ceux qui étaient à l’intérieur plutôt que nous. Manuel s’est levé pour aller fermer la porte. Je lui ai dit : Regarde, inversons la position. Nous sommes à l’extérieur mais nous sommes dans un grand intérieur et les personnes qui sont à l’intérieur sont à l’extérieur. Ce sont des questions que j’essaie de poser avec le dessin.

DC : C’est moins l’espace en lui-même que la manière de se sentir dans cet espace là. Il y a une relation sensible à l’espace.
Comment tu construis ? Tu dis, je démarre par le lointain. C’est une composition de l’image ? Mais par rapport à toi, comment est-ce que tu produis ça ?

FK : J'ai consacré plus d'un an à de petits dessins, au dos de cartes postales, sur la partie où l'on écrit, sur laquelle la graphie apparaît. Donc au dos de l’image, de la vedute, du pittoresque. J’ai appelé cet ensemble « Je vous ai déjà vu ». Je ne regarde pas les images qui sont imprimées. Je dessine en fonction de la composition spatiale que me donne le dos. Un titre, une ligne verticale qui est la césure entre l’adresse et le texte, une petite ligne horizontale où figurent des informations sur l’imprimeur etc. Et une série de lignes à droite, pour pouvoir écrire, parfois oui, parfois non, l’adresse. Alors il y a déjà une trame géométrique et je viens dessiner là dessus. Et là, je travaille par ensembles. Je ne dessine jamais la même image mais ce sont des ensembles liés à un geste et à un chromatisme. Qu’est-ce que c’est ce « je vous ai déjà vu ». Ce sont des restes de mémoire de paysages, une plage, un lointain, la mer, le sable. Sur le côté, une digue, un phare.

DC : En fait tu gardes la même position, celle du point de vue que tu avais sur cette plage et que tu réinstalles.

FK : Oui je réinstalle. Je provoque un déplacement du point de vue dans les dessins.

DC : Explique-moi.

FK : Je me remémore un point de vue. Je le dessine.

DC : Sur une carte ?

FK : Sur une carte. C’est le point de vue initial. Celui dont je me souviens, depuis là où j’étais ou ce qui est resté depuis là où j’étais. Et après, je vais travailler sur une série de cartes - je te montrerai – en me déplaçant dans ce que j’ai construit. Dans ce premier dessin que j’ai construit, je refais une série de dessins avec le même chromatisme pour que le regardeur comprenne qu’il y a un repère. Le repère est chromatique et il y a aussi un repère d’un ensemble de tracés mais cet ensemble se transforme. Je me suis donc déplacé.

DC : D’accord. Tu navigues

FK : Je navigue

DC : Dans ce qui reste de ce point de vue.

FK : Voilà. Je me sens plus comme une chambre noire quand je dessine. Une chambre noire qui dessine.

DC : Une chambre noire mobile. C’est l’espace qui bouge. Toi tu restes...

FK : Absolument. Moi, je suis toujours là.

DC : Quand tu changes de point de vue dans cet espace là, c’est que tu fais pivoter l’espace.

FK : Et c’est encore accorder de la confiance aux images et à ces corps.

DC : Ça c’est un fondamental de la perspective, c’est le point de vue qui est stable.

FK : Oui. Je peux évoquer quelque chose. Je voulais continuer sur cette relation de confiance et cette affaire de la perspective. Cet été, au début de l’été, j’ai fait une expo à Paris où je montrai « je vous ai déjà vu ». Donc je suis parti avec 500 dessins sur cartes postales. Tout d'abord j'ai fabriqué la première ligne, un horizon. Sachant que le regard médian est à peu près à 1,5 m. Donc j’ai installé cette ligne. Ce qui s’est passé – ce n’est pas la petite histoire car c’est la relation physique à cet espace physique, au corps, à la confiance et à la perspective – ma fille est venue m’aider à accrocher. Dans un premier temps, elle me dit : comment on fait ? qu’est qu’on fait ? Je lui ai répondu : je sais pas, tu fais. Tu prends les images, j’ai fait une première ligne, une sorte de vocabulaire où j’avais cassé les séries, les ensembles plutôt. J’avais installé une ligne de 25 images à peu près. Et je lui dis je ne sais pas, j’ai pas réfléchi à ça. Si tu es venue m’aider, je n’ai pas envie que tu me fasses passer les cartes pour que je les installe. Je te fais confiance et tu accroches avec moi. Et on a commencé. Au départ, pour se rassurer certainement, elle suit mon travail et elle sait qu’il est fait de petits mondes. Elle installe une série et il se crée une communication entre nous, qui fait langage. J’accroche, elle accroche une image, j’accroche une image, etc. Il y a un va et vient dans l’espace de nos corps accrochant les images, faisant des essais, observant, etc.

DC : Cet ordre, il semble que vous l’ayez reconnu.

FK : Exactement

DC : Comment est-ce qu’on peut reconnaître...

FK : Je ne sais pas. Ce qu’on s’est dit quand on a eu terminé... Si, il y a quelque chose qu’il faut que je te dise. Quand nous avons terminé le premier mur, nous nous sommes dit – de toute façon nos corps dans l’espace le disaient aussi - : ça marche. C’était la première étape. C’était en fait le mur de la rencontre, de la construction. Et ce que m’a dit Adèle lorsque nous avons eu terminé le second mur qui, en terme de volume de dessins, était sensiblement le même, elle m'a dit qu’elle ressentait une plus grande liberté dans ce mur là. Elle a une formation de danseuse et de comédienne, elle s’intéresse de près aux arts plastiques, elle vient avec ce vocabulaire que je ne connais pas.

DC : Quand elle regarde une image, elle l’a regarde comme une composition gestuelle.

FK : Exactement

DC : Et toi, quel était ton sentiment sur ces deux...

FK : J’ai compris ce qu’elle disait. J’ai ressenti la même histoire. On construisait une histoire visuelle par nos corps.

DC : La perspective c’est devenu – et c’est bien que tu utilises le terme rassurant –, c’est devenu un confort de l’œil. Ce n’est pas tout à fait ça. On est dans un monde qu’on pratique physiquement. C’est un monde de la médiation, c’est-à- dire qui accompagne celui qui regarde. C’est pour ça que tout à l’heure je te demandais si tu cherches à piéger celui qui regarde.

FK : Non. Ce n'est pas le cas.

DC : C’est peut-être ça qu’on reconnaît dans la perspective ou dans un espace construit à partir de la perspective. C’est cette, je ne sais pas comment dire, hospitalité.

FK : Hospitalité, oui. À la fois hospitalité, c’est ce que je perçois et c’est un terme qui m’intéresse beaucoup ; L’accueil, la confiance. Quand c’est intéressant, c’est au delà de ce confort.

DC : Je reviens sur le point de vue et l’extériorité de l’image ; Je n’ai pas le sentiment que ces images existent en dehors de toi. On a l’habitude de dire : on pose l’œil et on pose la perspective. J’ai l’impression qu’à travers ces... peut-être c’est la gestuelle qui me fait penser à ça mais tu es dans l’image quand tu... peut- être es-tu en même temps dehors et dedans ? Quelle est ta place ?

FK : Je suis dedans et dehors. J’y reste comme dirait... Enfin tu es chez moi, tu es dans l’atelier. Là il y a un tableau de mon père, Ammar Khodja, là il y a un dessin qui a trois ans, là il y a un dessin de David Bioulès, une peinture sur papier de Jérémy Liron, une gravure de Hans Sebald Beham, un collage de Gaëlle Foray, deux photographies de Pierre Zucca, là il y a une géométrie fiction, là il y a ... c’est tout. Il n’y a rien sur les murs parce que tu es déjà dans un dessin.

DC : Quand tu évoquais ta méthode de travail, quand tu tournes autour de ta table, l’importance du geste pour installer une exposition. Une première question à propos de ces gestes : est-ce qu’ils sont perceptibles ? L’autre question a trait à un espace qui prend forme au fur et à mesure du geste. Et comme nous nous sommes situés dans la perspective, c’est la question des séries, du multiple que tu travailles beaucoup. Est-ce que ce ne serait pas un moyen pour toi d’échapper à la perspective.
Le geste qui ferait que celui qui regarde ne serait pas lié à un point de vue mais à ton mouvement.

FK : Peut-être deux choses. Je ne sais pas si nous l’avions évoquée. Cette activité de sismographe.

DC : On l’avait évoqué mais pas en ces termes : un enregistreur de sensations.

FK : Quand je dessine... hier j’ai passé sept heures avec un dessin sur une pierre, lequel dessin est le dessin qui s’approche d’un carrelage et ce dessin vient d’une photographie qui a une focale particulière ; il y a donc une déformation y compris perspectiviste. Je garde cette déformation de la photographie dans le dessin. Ça a été un dessin, c’est devenu un objet, enfin une photographie et ça redevient un dessin mais entre temps il y a eu plusieurs écarts, plusieurs passages du coup, il y a eu transformation.

DC : Ta mémoire de ces sensations, elle est transversale ?

FK : Alors il y a deux choses... quelque chose de purement... il faudrait inventer un terme là : d’affectechnique, d’affect et de technique. Quand je dessine, je rentre en concentration. Il se trouve qu’hier, à l’Urdla, je suis resté debout. Je ne travaille pas assis. J’étais debout avec ma règle et après en faisant des tracés libres. Mais quand même la règle. Ce que je sais, ce qui arrive à chaque fois, c’est que lorsque je parviens à me mettre en concentration et à ne pas penser à quoi que ce soit, le mouvement est fluide. Dès que je pense à quelque chose qui me fait de la peine ou qui m’irrite, je le vois dans le trait. Le trait est différent. À chaque fois. Ma main

DC : Elle n’est pas aussi disponible.

FK : À l’Urdla, il faisait un petit peu froid, donc je piétinais. Je faisais quasiment une danse autour de la table. En faisant en même temps des mouvements de bras pour me réchauffer un petit peu et en même temps mes yeux sur la pierre, tournant autour de la pierre parce qu’à l’Urdla, je peux tourner autour de la table sur laquelle est posée la pierre et ma grande étude de dessin.

DC : Ce mouvement, il est dans le dessin ?

FK Il est dans le dessin.

DC : Un regardeur placé devant un dessin construit selon le principe de la perspective, il trouve le bon endroit pour le voir et il accède à la construction. Il suffit qu’il reconnecte tout cela. Lorsqu’on n’est plus dans la perspective, c’est plus exigeant. Il faut qu’il trouve le chemin, ce n’est pas un point de vue, c’est un cheminement.

FK : Pour reprendre ce qui se passait hier à l’Urdla, travailler à plat sur une pierre, avec une matière qui est issue du sol et aller vers une lithographie, c’est-à- dire que l’image est inversée et les premiers traits que je pose sur la pierre seront les derniers quand elle sera imprimée. C’est une situation d’inversé absolu.

DC : Ça demande une gymnastique.

FK : Il faut pouvoir l’oublier sinon tu ne t’en sors pas. Il faut l’oublier. A un moment il faut que les mouvements aient intégré...

DC : Cet effet de miroir.

FK : Voilà. Je ne sais pas si ça peut amener quelque chose. Les deux images auxquelles je pense et qui vont advenir sont deux lithographies, et toutes les deux posent des questions, différentes, d’une perception de la perspective. Cette image de sol vient de ma découverte de documents et du film de Safaa Fathy et de Jacques Derrida "D’ailleurs Derrida". Safaa Fathy s’est rendue dans des lieux importants pour Derrida. Derrida ne s’est pas rendu en Algérie et avait demandé à Safaa Fathy d’aller en Kabylie, d’aller à El Biar, le quartier d'Alger où il a vécu son enfance et lui avait demandé d’aller si possible dans l’ancienne maison villa qu’il a occupée avec ses parents en lui parlant

DC : De ce motif de carrelage

FK : De ce motif de carrelage et de ce carreau inversé qui rompt la perspective parfaite du sol carrelé. Safaa Fathy fait son chemin. Elle va à El Biar, elle retrouve la villa où Derrida a vécu et elle demande aux propriétaires actuels si elle peut filmer le sol, le carrelage. Et la propriétaire lui dit : "Ah, le carrelage bizarre". Elle soulève le tapis qui recouvre le carrelage et l'opérateur filme. Ce que tu vois là, c’est un photographie du sol.

DC : Il n’y a que ce carreau ?

FK : Un seul carreau. Qui contrarie, qui déconstruit. Bon qui déconstruit. « Il y a un plan, à un moment donné, qui montre très furtivement un carrelage - c’est Derrida qui parle - qui est le carrelage de la maison où j’habitais. Je ne sais pas si ça a été remarqué mais ce carrelage comporte une inégalité. Ce sont des fleurs géométriquement ajustées et le maçon a dû se tromper. Il a mis un carrelage de travers, chose qui m’a, pendant toute ma vie, arrêté. Chaque fois que j’entrais dans ce vestibule, je voyais ce carrelage qui n’était pas comme il devait être. » Alors je vois le film, je lis toute une série de... j’achète il y a trois semaines, le livre, "Tournez les mots" qui, comme le dit son sous titre, est "Au bord d’un film". À l’intérieur, un texte de Derrida, un autre de Safaa Fathy et un entretien entre Safaa Fathy et Derrida et des photogrammes du film. J’achète ce livre et je me rends le soir même à une exposition à l’Urdla, je retrouve des camarades, les copains me disent « on va manger une pizza, tu viens », je leur dis « oui, je viens ». Nous entrons dans la pizzeria et dans la pizzeria, un sol quasiment identique à celui d’El Biar. Alors, j’ai photographié le livre et la photographie du sol reproduite– tu vois cette perspective là – le livre en main et le sol de la pizzeria. Ce que je travaille actuellement n’est pas le sol de Derrida, mais s’inspire du sol de la pizzeria de Villeurbanne, en travaillant cette notion de déconstruction du grand motif de la perspective. Et dire que cette histoire est née de l'amitié d'un ami qui m'avait offert quelques mois auparavant les actes d'un colloque consacrés à ce film...Récemment cet ami était de passage et je lui ai demandé pourquoi il m'avait offert ce livre. Il m'a répondu que son titre "Trace et archive image et art " lui avait fait penser à mon travail.

DC : Une fois que tu as vu ça, tu ne vois plus jamais un carrelage comme tu devrais le voir. Je pense à quelque chose tout de suite. Je l’amène et tu vas le prendre. On reste dans le sujet, je ne divague pas. J’ai découvert ce film "Paper House" de Bernard Rose. C’est un film de 1988. Voilà ce qui se passe. Une petite fille malade qui dessine pour s’occuper et qui, quand elle s’endort, se retrouve dans son dessin. Elle dessine une maison et elle se retrouve dans la maison qui s’est matérialisée, qui s’est dimensionnée exactement comme elle la dessinée. Une fenêtre de guingois et la fenêtre est de guingois dans le rêve. Elle rencontre quelqu’un, un petit garçon dans le rêve. Elle s’aperçoit qu’elle ne peut pas se rapprocher physiquement de lui parce qu’elle n’a pas dessiné de porte. Donc le lendemain, elle dessine une porte. La nuit d’après, la porte est là et elle entre dans la maison, etc., etc. C’est aussi des choses comme ça qui me font...

DC : Ce qui revient dans la discussion. Face au dessin, à la peinture, on n’est pas face à un langage normé, on est face à son expérience. On est confronté à son expérience.

FK : Bien sûr. C’est le mot expérience.

DC : Est-ce que tu as le sentiment dans ton histoire de dessinateur, d’artiste d’être passé d’un mode à l’autre ou est-ce que tu as le sentiment d’être toujours resté dans cette modalité là.

FK : Je crois te l’avoir déjà dit. Pour te répondre, il y a un événement important. Je crois te l’avoir déjà dit. C’est au milieux des années 90, je rentre de chez des amis à Montpellier. Il fait nuit, c’est l’été. Dans un boulevard, je croise une clocharde, vraiment, qui est assise dans la rue, sur un perron. Elle a récupéré des albums de photographies et elle déchire méticuleusement des images. Ça c’est un moment important. À partir de là, le lendemain, j’ai un stock de cartes postales que j’ai récupéré ne sachant que trop en faire, je me mets à la table, je prends un cutter et je coupe les cartes. Pour ne garder que ce que je vais estimer être le fameux punctum. Des éclats de cartes postales et j’ai appelé ça Petites géométries de silence. Ça c’était vraiment un moment, un moment déclencheur.

DC : Parce que tu comprends que l’image est faite d’une multitude d’images ? Elle est, comme disent les physiciens, désubstantialisée. Elle n’est pas pérenne, elle est faite de plein de bricoles que l’on peut modeler, recomposer.

FK : C’est l’histoire de l’image.