À propos de "La voix des images"
biographie de l'auteur.e
Maître de conférences, HDR.
Faculté d'Anthropologie, de Sociologie et de Science politique Université Lumière - Lyon 2
Je disais que cette rencontre avec le Musée des Moulages est troublante car, comme me l’a racontée Frédéric Khodja, les conservateurs successifs ont constitué, au début du XXe siècle, dans une perspective comparable, des archives iconologiques, en parallèle à la bien connue gypsothèque. Certaines de ces images portent les traces de leur activité : la photographie d’un monument, prise dans son lieu d’origine, est ainsi réinventée en un autre lieu, le musée, pour qu’il soit possible de lui assigner une place dans le système iconologique. Comme si ces photographies ne pouvaient exister là que parce qu’elles ont été annotées, mises aux normes de la nouvelle installation. Mais le système d’échanges qu’avaient mis en place les conservateurs interdit en quelque sorte que chacune de ces images soit objectivement localisée : elles sont à la fois ici et ailleurs par la multiplication des tirages mais elles sont aussi spécifiquement ici ou là sans qu’il soit possible de les confondre parce qu’elles portent la trace de leur implantation. Ne faudrait-il pas voir là une marque de Marcel Duchamp qui semble inscrire, dans la lignée d’Einstein, le principe de relativité dans l’existence localisée des œuvres d’art ? Si ce sont les regardeurs qui font les tableaux, ce sont bien certains regardeurs et non tous, de la même façon, car dans ce cas il ne serait plus possible de distinguer la particularité de cette démarche. Cet abandon de l’universalité au profit de la diversité des situations fait des conservateurs et de Frédéric Khodja des faiseurs d’images qui révèlent ainsi l’infra-mince produit par la diversité des épreuves, la diversité des usages mais aussi la diversité des regards.
Une telle approche n’est pas sans rappeler, comme le fait Frédéric Khodja, celle d’Aby Warburg ; entre 1924 et 1929, il a constitué, en regard de sa fabuleuse bibliothèque, un atlas iconographique, une « histoire de l’art sans texte » où étaient rassemblées des photographies d’œuvres d’art, de rituels ethnographiques et des timbres. Aby Warburg, dans la lignée de l’ethnologue Edward B. Tylor (Primitive Culture, London, 1871), était fasciné par les juxtapositions de temps. Il a beaucoup travaillé sur la manière dont s’interpénètrent les traces du passé et les créations contemporaines. En rapprochant des images lors de projections publiques ou sur des tableaux de bois, il souhaitait révéler ces liens inconscients qui, par-delà la succession des temps, font coexister le passé et le présent.
Aby Warburg nommait cet atlas d’images Mnemosyne, du nom de la déesse de la mémoire en Grèce ancienne. Loin d’être un objet clos, cette mémoire était « une mémoire au travail » (Didi-Huberman G., L’image survivante. Histoire de l'art et temps des fantômes selon Aby Warburg, 2002, Les éditions de Minuit, p. 452). Les images n’étaient pas fixées sur les planches afin qu’il soit possible de constituer d’autres arrangements. Cette manière de faire est en accord avec les définitions contemporaines de la mémoire : il n’est plus possible de parler de mémoire au singulier ; il y en a de multiples. Et cette capacité de rappel d’états anciens ne repose pas sur la conservation d’images mentales complètes. Les souvenirs sont dispersés dans le corps : là, des couleurs, là, des sensations kinesthésiques, là certains éléments de décor etc. La remémoration est donc une reconstruction toujours changeante. Il n’y a pas de souvenirs immuables mais un ensemble très mobile d’éléments dispersés qui collaborent à des reconstitutions toujours effectuées par les engagements dans la situation présente. Notre réalité est, de ce fait, toujours une création.
J’ai pu assister à une séance de travail de Frédéric Khodja et observer ses effets de déploiement ou plus exactement de dépliement. Et c’est bien l’image que j’ai conservée de cette visite d’un praticien qui manipulait délicatement et mettait au jour les images qui lui serviraient à construire sa monstration. Une partie de la collection du musée s’amalgame avec les propres archives de Frédéric Khodja dans un ensemble qui s’anime jusqu’à occuper l’espace du musée. Il me semble important d’insister sur ce cheminement par lequel ces images ont été exhumées des classeurs, étalées sur une table avant de prendre vie comme réincarnées par l’intervention de l’artiste, et se mêler au public et à l’activité urbaine.
Cette rencontre entre Frédéric Khodja, les conservateurs et Aby Warburg est très intéressante car elle nous plonge dans la diversité et surtout dans une pensée du flux, du glissement et du mouvement qui fonde les rapprochements, les juxtapositions et les reconstructions. Et cette rencontre apparaît comme une effectuation de ce que chacun d’eux a expérimenté dans son travail.
Et c’est sans doute là qu’est à voir l’œuvre de Frédéric Khodja. Elle est non seulement dans chacune des images, mais encore dans l’exposition et le rassemblement en un lieu. Son œuvre d’aujourd’hui intègre son travail mais aussi celui des conservateurs et celui d’Aby Warburg. Georges Didi-Huberman écrivait à propos du dispositif d’Aby Warburg que c’est « une interprétation qui ne cherche pas à réduire la complexité, mais à la montrer, à l’exposer, à la déplier selon une complexité au deuxième degré » (L’image survivante, p. 494). N’avons-nous pas gravi, ici, avec l’œuvre de Frédéric Khodja, un degré supplémentaire de complexité ? Comme un objet fractal, la structure de l’ensemble est similaire à celle de ses parties. Non pas qu’ici tout se confonde mais les jeux de correspondances, la construction théorique, font émerger une nouvelle réalité.
Et c’est sans doute en cela que la démarche de Frédéric Khodja est originale et se distingue de celles d’Aby Warburg et des conservateurs. Aby Warburg, à travers le lien qu’il entretenait avec la théorie des survivances de Tylor, pensait que les temps se disputaient l’actuel. L’intrusion du passé dans le présent s’explique par la persistance de certaines références, de certains symboles qui poursuivraient leur vie et joueraient de leur influence dans le temps présent. Comme s’ils étaient portés par des universaux de l’expression et de l’existence humaine à travers les âges.
Les gestes que Frédéric Khodja effectue sur les images soit en les découpant, soit en traçant des lignes ne prolongent pas leur vie, ne les raniment pas : il les réinvente et leur insuffle une nouvelle vie. C’est par l’acte de création, qui s’apparente à un travail de production avec pour matériaux l’image délaissée, désaffectée, abandonnée, qu’il y a vie. Certes, cette image est un échantillon de notre univers mais il demeure aphone jusqu’à ce que l’artiste le présente sur une scène, lui attribue une définition. Mais encore faut-il admettre que la création n’aboutit pas à une apparition ex-nihilo et qu’elle est plutôt un travail qui consiste à relier, à agencer pour faire émerger et rendre visible.
L’activité de mémoire est une action cognitive constituante, comme toute forme de recomposition, et, à ce titre, rien ne semble vraiment la distinguer de l’imagination voire peut-être même du rêve. Si l’on en croit Israël Rosenfield (L’invention de la mémoire, Flammarion, 1994), il n’existe pas de souvenirs spécifiques au niveau cérébral. La mémoire est une compétence sur laquelle repose un système dynamique de reconstitutions et de remaniements d’impressions antérieures. À ce titre, les objets et les œuvres ne sont que des prétextes à l’accomplissement collectif de nos manières d’envisager le monde.
Cette œuvre a quelque chose de théâtral car elle s’épanouit dans un espace au gré du temps que lui confère le visiteur pour l’arpenter, sans que s’impose un déjà là, comme le laissent présager les termes d’apparition et de révélation. Ainsi les mots et les objets acquièrent seulement par nous et pour nous une intensité qui attire toute notre attention. La mise en scène nous permet de témoigner de notre capacité à inventer des mondes communs, car c’est bien par ce processus de construction socialement organisé que nous pouvons nous reconnaître comme participants de la même société.
Ce sont ces inventions, ces mouvements, ces glissements, ces rythmes qui font qu’il y a quelque chose plutôt que rien.